mercredi 23 octobre 2013

Le fils du consul


Billet publié dans le numéro d'octobre 2013 du magazine Gavroche
 


 
Le 15 août dernier, Jacques Vergès nous quittait. Au contraire d’une fuite antérieure à l’issue moins ultime, il semble bien que ce départ-ci soit définitif. « L’avocat de la terreur », comme d’aucuns aimaient à présenter le célèbre défenseur des causes controversées, avait en effet disparu en 1970 pour ne réapparaître que huit années plus tard. Caché malicieusement sous les volutes de son inséparable havane, le lieu de cette singulière escapade reste un mystère. Certaines langues dites informées évoquent toutefois des régions proches de la Thaïlande.



Au regard des engagements compliqués du mythique ténor du barreau, tout est possible et bien malin celui qui résoudra l’énigme. Mais l’hypothèse présente surtout un intérêt symbolique. Fruit d’une mère vietnamienne, sa naissance fut enregistrée, avec celle de son frère Paul présenté comme jumeau, le 5 mars 1925 à Ubon par les services de son père, Raymond Vergès, alors consul de France dans cette ville thaïlandaise. Comme celui-ci avait été précédemment le médecin-chef de l’hôpital laotien de Savannakhet quand sa première femme était déjà mourante, certains spécialistes arguent de la liaison extraconjugale que le fonctionnaire entretenait alors avec celle qui n’était encore que sa concubine annamite pour mettre en doute cette naissance siamoise au profit d’une venue au monde anticipée, au Laos, du vivant de l’épouse délaissée. Version moins conforme aux usages d’une société coloniale peu portée sur ce genre de fantaisies, ce qui éclairerait le tour de passe-passe.
 
Né au Laos ou au Siam, un an plus tôt ou plus tard, vrai ou faux jumeau du politicien réunionnais, il n’en importe en fait qu’à ses biographes. Il en ressort quand même que la France disposait alors de représentations diplomatiques au fin fond des provinces du Siam et que son rayonnement débordait bien au-delà des frontières de son Indochine, un représentant français, à l’instar du père de l’avocat, se voyant indifféremment affecté de part et d’autre. De même conseillait-elle en cette période faste la cour de Bangkok, tel Georges Padoux, conseiller législatif auprès du roi Rama V, qui rédigera le premier code pénal siamois en 1908, ou d’autres plus obscurs, tous détachés de la Mère patrie, qui formaient déjà les élites locales.
 
Si Jacques Vergès fut dès ses premiers jours aussi insaisissable, il n’en demeure donc pas moins le produit métissé de l’Asie et de cette France alors à son apogée, métissage qu’il revendiquera toute sa vie.
 
Dans Le salaud lumineux*, il fixera pourtant les contours de cette mixité à l’usage de ceux toujours prompts à penser qu’on peut « mélanger les cultures comme on mélange des liquides ». Reprenons ses mots : « Je considère que la culture est quelque chose de très profond, les nations également. Je pense que les frontières ne sont pas seulement des frontières matérielles. Ce sont des frontières spirituelles et des frontières historiques, avec tout ce que l’histoire a de poids. Je pense que l’humanité est riche de toutes ces différences-là. Respectueux de ces différences, je considère aussi qu’il peut y avoir des influences réciproques, mais que ces influences ne sont jamais l'objet d’une décision bureaucratique… » Et Vergès de conclure : « [les cultures] peuvent s’influencer mais par leur propre mouvement, par le lent mouvement de l’histoire… »
 
Et le long mouvement de l’histoire qui vit la France se rapprocher de l’Extrême-Orient a enfanté des liens étroits, dont la perception est aujourd’hui confuse mais qui sont pourtant toujours bien réels. Si l’influence française n’y est plus ce qu’elle était, les sympathies réciproques engendrées dans le passé se révèlent essentielles à la bonne compréhension du mouvement migratoire contemporain de nos compatriotes vers cette région du monde. Dans le respect des différences historiques et culturelles chères à Jacques Vergès, cela s’entend. Et pour nous qui avons inversé sur notre propre sol toutes les valeurs qui ont présidé à l’édification de notre civilisation, l’expatriation sur une terre qui a su conservé le bon ordonnancement des siennes prend alors tout son sens. Dans un autre contexte, Edgar Quinet a pu affirmer que « le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays ; c'est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer. » On pourrait tout aussi dire en étendant le propos que l’on peut partir pour retrouver ce que l’on a aimé.
 
Au moins, le fils du consul nous aura-t-il montré la voie.
 
* Michel Laffon. Paris, 1996.