dimanche 15 février 2015

L’Indochine 60 ans après : au-delà de l’histoire, une perspective ?

Article paru dans la revue trimestrielle du Souvenir Français, octobre – décembre 2014.


Alexandre de Rhodes
Si les accords de Genève scellent la fin de l’Indochine en tant qu’entité politique et territoriale, la prodigieuse aventure humaine qui permit son existence et imposa la rencontre entre des peuples qu’apparemment rien ne prédisposait à s’unir va profondément influer sur les destins respectifs de ses acteurs, qu’ils en furent volontaires ou contraints. 

Des premières implantations à l’épopée de la conquête et jusqu’au naufrage idéologique et militaire de la France, rien en effet n’y fut comparable à nos autres entreprises coloniales. L’Indochine ne fut pas seulement la perle d’un empire aujourd’hui perdu, elle en fut le joyau unique, la grande singularité, car elle vit naître une passion française inconnue jusqu’alors, suscitant des sentiments complémentaires à bien des égards.

Métis né d’une mère vietnamienne, Jacques Vergès disait que les cultures peuvent s’influencer mais qu’elles ne se mélangent pas, qu’ « il n’y [avait] pas de greffes tout à fait gratuites » et que celles-ci étaient du ressort, le cas advenant, du « lent mouvement de l’histoire », non de quelque « décision bureaucratique » 1. Il eût pu ajouter que ces greffes dépendaient pour beaucoup des sentiments que nourrissent l’un l’autre les peuples qui portent ces cultures et que, sans inclinations partagées, il n’y avait pas de bouture qui prenne. 

L’édifice effondré, le lien patiemment tissé n’en a pas disparu pour autant et l’Indochine est aujourd’hui riche de repères pour notre civilisation.

La civilisation, nul ne doutait en France sous Louis XIV que nous l’incarnions. À son retour de ce que nous appelions alors la Cochinchine, le missionnaire Alexandre de Rhodes avait publié à Paris un dictionnaire qui sera le prélude à la romanisation de la langue qu’il y avait apprise. Sous cette impulsion, la Société des Missions étrangères et la Compagnie des Indes furent crées. Culturelle, religieuse et commerciale, les bases de la pénétration française étaient posées et allaient permettre tout au long du XVIIIe siècle un prudent développement de notre influence de par les lointains rivages d’Extrême-Orient 

Mais c’est étrangement pendant le chaos de la Révolution que la présence française dans la future Indochine put prendre son essor.

Empereur Gia-Long
Alors que le sol natal était en proie à l’anarchie et à la Terreur, à Hué l’évêque d’Adran mettait un terme à une rébellion au profit d’une restauration monarchique. Celui qui n’était que le précepteur français de l’héritier du trône de Cochinchine s’était mué en conseiller diplomatique et stratégique du roi Nguyên-Anh, l’aidant à écraser l’insurrection. 

À la faveur de cette contre-révolution réussie, une nuée de laissés-pour-compte de 1789 – émigrés, républicains en rupture de ban, aventuriers de toutes sortes – affluèrent de France dans le royaume annamite. L’évêque d’Adran puisera dans ce vivier des mercenaires qu’il placera au service du roi, amorçant là une collaboration militaire avec les élites locales. Vêtus en mandarins, ces volontaires se fondront facilement dans une société jusque-là fermée et Nguyên-Anh, devenu empereur d’Annam sous le nom de Gia-Long, fera frapper la fleur de lys sur son tambour de guerre aux côtés de ses propres armes annamites. Mais ils apporteront surtout dans leurs bagages un armement moderne et l’art de s’en servir, prouvant là une supériorité technique qui sera l’un des ingrédients essentiels de la conquête. Dans un de ces récits d’exploration 2, Jules Harmand – un médecin de marine éclectique et baroudeur – qualifiera ses canons rayés d’ « engins civilisateurs aux effets merveilleux ». 

Si la maîtrise des techniques modernes fut un moyen dans la création de l’Indochine, elle en fut aussi un argument. S’enorgueillissant déjà de porter à travers le monde ses idéaux, la France s’était trouvé là un motif additionnel à son expansion. Face aux peuples barbares, la modernité des idées comme des sciences justifiait qu’on leur apportât la civilisation.

Une découverte, et surtout sa vulgarisation, allait donner à cette entreprise d’Extrême-Orient une toute autre dimension que celle qui lui aurait été autrement promise par notre politique coloniale.

Le caractère exceptionnel du site d’Angkor révélera en effet le passé prestigieux et méconnu de cette région, permettant à la France de s’y associer durablement et, conséquemment, à l’École française d’Extrême-Orient d’étendre inespérément notre rayonnement culturel.

Si les élites françaises sont conquises, la vision qu’une population plus large aura de l’Indochine sera aussi considérablement modifiée, empreinte soudain de la magie de lieux auxquels les candidats au voyage prêteront dès lors un dépaysement attractif. 

Deux civilisations se jaugeaient ; la rencontre de leurs peuples fut décisive.

Pendant un demi-siècle, de la proclamation de l’Union indochinoise en 1897 jusqu’au coup de force japonais du 9 mars 1945, les communautés française et indigène vont apprendre à se connaître, s’apprécieront souvent et même parfois se métisseront. Si les « congaïs » seront monnaie courante, de vrais ménages mixtes s’officialiseront aussi. En métropole, ces amours exotiques feront l’objet de rengaines à succès et Tino Rossi chantera Pousse-pousse qui exalte les tendres sentiments d’une Française pour un pousseur de cyclo. 

Les ethnies montagnardes vont aussi attirer nombre de Français pour leurs modes de vie ancestraux. Des liens vont se nouer et des affinités se révéler qui conduiront les Hmong et les Thaï-dam à être nos alliés indéfectibles durant la guerre d’Indochine. 

Mais ce sera quand même le rêve d’une vie sans souci matériel qui motivera le gros des départs vers la colonie. Dans la France frileuse de l’entre-deux guerres, l’Indochine est un songe éveillé.

Une minorité brillante et décomplexée y trouvera  aussi une esthétique toute aristocratique, un nouvel art de vivre entre opium et débauche revendiquée qui s’apparentera pour certains à la naissance d’une civilisation. Dans Les civilisés 3, Claude Farrère écrira, utilisant l’un de ses personnages : « Saïgon, proclama-t-il, capitale civilisée du monde… libres de frein et de joug, ils se sont mis à vivre selon la bonne formule : minimum d’effort pour maximum de jouissance. »

Bao-Daï, dernier empereur
Sur le plan intellectuel, la fusion s’opérera autour de valeurs très conservatrices où se retrouveront sans mal le culte des ancêtres et de la famille, le respect des hiérarchies naturelles et de l’ordre établi. Au contact de cette culture millénaire, l’élite française s’enracinera d’autant plus aisément sur ces terres d’Extrême-Orient qu’elle y trouvera un moyen commode de se dégager en pratique d’idées républicaines dont elle ne s’était accommodée que du principe. Comme en écho, le mandarinat et les classes instruites locales approuveront majoritairement cette approche car, déjà vaguement conscients que la présence française était un moindre mal au vu du chaos qui régna bien vite dans l’ancienne Chine impériale voisine, elle recoupait leur culture confucéenne. Nationaliste vietnamien qui devint ministre de Bao-Daï, l’écrivain et journaliste Pham Quynh ne cachait pas ses sympathies maurrassiennes. 

Amiral Jean Decoux
Cette jonction des sentiments comme des intérêts trouvera son apogée au tournant des années 40, sous le gouvernorat de l’amiral Decoux qui associera pleinement les Indochinois à l’administration, à l’enseignement supérieur et aux activités de la colonie. Partisan de la Révolution nationale – mais les amarres qui reliaient encore l’Indochine à la puissance tutélaire avaient de fait été coupées – Jean Decoux, à la fin de la Seconde guerre mondiale,  ne sera plus qu’à la barre d’un navire échappé du temps.

Dépossédée de toute légitimité dans le nouvel ordre planétaire qui s’organisait, l’Indochine ne pouvait y survivre.

Si Diên Biên Phu ne fut que l’issue tragique de l’entretien d’une chimère, l’Indochine, par les liens créés et sa portée symbolique, a dépassé aujourd’hui sa zone géographique originelle ; elle a transcendé son histoire. 

Tels ces vieux couples séparés qui réalisent sur le tard que leur commerce intime n’avait pas été sans joie et qu’il pourrait bien reprendre à la faveur des attaches retrouvées du cœur et de l’esprit, cette Indochine-là agrège aussi bien ces populations d’Extrême-Orient soucieuses, en dépit de la mondialisation, de leurs valeurs traditionnelles, que tous ceux qui, chez nous, révoltés par la perte de leurs repères ou simplement hédonistes, voudraient soulever la chape de plomb qui leur semble être tombée sur la civilisation. Elle réunit enfin inconsciemment dans son mythe ces innombrables expatriés qui choisissent aujourd’hui des terres étrangères plus hospitalières pour s’affranchir d’une société dépourvue de perspective.

Dans Goupi mains rouges 4, « Tonkin », joué par Robert Le Vigan, déclamait : « Mais qu’est-ce que c’est que Paris, monsieur, la France, l’Europe ? Ce sont des gens tristes sous un ciel gris. Là-bas il y a le soleil, la lumière monsieur, la couleur, toutes les couleurs, l’orange, le rouge, le vert, le jaune, le bleu pâle, l’outremer… là-bas, ah l’outremer ! »

Et si l’Indochine aujourd’hui c’était l’outremer, c’était la couleur, c’était l’espoir ?


Notes :
1. Le salaud lumineux. Michel Lafon. Paris, 1996.
2. Explorations coloniales au Laos. Soukha. Paris, 2010.
3. Prix Goncourt 1905. Ollendorff, 1905. Réédition Kailash, Paris, 1997.
4. Jacques Becker. Paris, 1943.



Éric Miné
Délégué général adjoint du Souvenir Français pour la Thaïlande